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Quelle place pour les fondations d’entreprise dans l’action humanitaire internationale ?

Expertise

En Irak, libérée de l’emprise de Daech. Il s’agit là de contribuer au retour à la normale : réinstallation des populations déplacées dans leur village d’origine, aide au déminage, rétablissement des services publics essentiels.
Rencontre avec Thierry Vandevelde, François Debiesse et Patrice Paoli.

Les fondations d’entreprise sont devenues des acteurs incontournables de la solidarité internationale. Outre le besoin de financement récurrent et croissant, le mécénat de compétences est la réponse aux nouvelles attentes des parties prenantes et des territoires.

Thierry Vandevelde, délégué général de la Fondation Veolia, François Debiesse, président de l'association Admical, et Patrice Paoli, directeur du centre de crise et de soutien du ministère français de l'Europe et des Affaires Etrangères, partagent leur vision sur le rôle des fondations d'entreprise dans l'action humanitaire.

Dans un monde devenu complexe, comment s’organise l’action humanitaire et quelle part y prenez-vous ?

Patrice Paoli : En tant que centre de crise et de soutien, nous sommes l’urgentiste du Quai-d’Orsay. Nos deux missions : la protection des Français à l’étranger et l’aide humanitaire. Celle-ci peut être de plus ou moins grande urgence. Elle peut aussi privilégier la stabilisation. Ce concept en plein essor est à mi-chemin entre la réponse humanitaire et le rétablissement d’une situation normale. À titre d’exemple, notre récente intervention à Mossoul, en Irak, libérée de l’emprise de Daech. Il s’agit là de contribuer au retour à la normale : réinstallation des populations déplacées dans leur village d’origine, aide au déminage, rétablissement des services publics essentiels…

Thierry Vandevelde : Peu de fondations ont, à ce jour, franchi le pas de l’engagement opérationnel. La fondation Veolia soutient, en France et à l’étranger, des actions d’intérêt général sans but lucratif : lutte contre l’exclusion et protection de l’environnement mais aussi aide d’urgence lors de catastrophes naturelles. Notre particularité est d’avoir été précurseur il y a vingt ans dans l’implication des salariés, à travers la mise en place d’un mécénat de compétences. Sans compter la mobilisation de collaborateurs volontaires au sein de Veoliaforce. Aujourd’hui encore, la Fondation développe sur le terrain, en Haïti par exemple, des partenariats majeurs avec le centre de crise et de soutien du ministère des Affaires étrangères, avec de grandes ONG comme la Croix-Rouge, Médecins sans Frontières ou encore des agences des Nations unies comme l’Unicef.

François Debiesse : Notre mission consiste à donner aux entreprises l’envie et les moyens d’affirmer et de concrétiser leur rôle sociétal grâce au mécénat sous toutes ses formes. Elles créent ainsi des liens dont notre société a bien besoin. Notre rôle est de les représenter auprès des pouvoirs publics et des instances internationales.

 

 

Quelle est aujourd’hui la place des fondations d’entreprise ?

Th. V. : La fondation Veolia est un formidable outil pour créer des passerelles entre l’entreprise et le monde humanitaire. Dans de nombreux pays, elle est perçue comme un partenaire majeur des autorités locales pour gérer de gros projets d’urgence ou de développement. De plus, à travers l’implication des collaborateurs du Groupe depuis ses débuts il y a vingt ans, la Fondation a généré une vraie fierté d’appartenance en interne, à la fois pour ceux qui interviennent sur le terrain mais aussi pour l’ensemble des salariés. Cela répond à la recherche d’une quête de sens dans leur métier. La Fondation est aussi un facilitateur de dialogue, elle accompagne des innovations sociales et solidaires, finance des études de faisabilité… Elle est bien sûr un acteur de la politique RSE de Veolia et sa performance nourrit la notation extra financière du Groupe. En faisant intervenir des collaborateurs dans des contextes complexes (suite à des catastrophes naturelles par exemple), elle permet à l’entreprise de disposer de talents capables d’évoluer dans des situations extrêmes : un atout alors que ces situations se multiplient sous l’effet du dérèglement climatique !

P. P. : Pour nous, l’entreprise est un vrai partenaire. Nous avons signé en 2014 une convention avec six fondations françaises dont la fondation Veolia – que nous souhaitons renouveler – et envisageons pour 2018 une nouvelle vague de partenariats avec trois à cinq autres groupes. Nous travaillons étroitement ensemble et nous sommes même déplacés avec une délégation de vingt-six acteurs au Salon international de l’aide humanitaire de Dubai, en mars 2016, où nous présentions l’expertise et les innovations françaises dans ce domaine. Nous animons également une mission d’accompagnement des entreprises sur les terrains de crise. Par exemple, nous pouvons les guider lorsqu’elles répondent à un appel d’offres des Nations unies sur la mise en place d’infrastructures dans le cadre d’une opération de maintien de la paix. Nous pouvons dans ce cas les épauler dans la compréhension des procédures mais aussi grâce à notre connaissance du terrain. Un enjeu essentiel pour elles, puisqu’à partir du moment où leur produit est retenu par l’ONU pour ses interventions humanitaires, elles peuvent devenir édicteurs de normes de qualité. Nous accompagnons également de nombreuses PME innovantes dans le domaine humanitaire. Le travail avec le secteur privé est quotidien et multiple et ces échanges nous font gagner en efficacité, en cohérence…

F. D. : La fondation incarne la responsabilité de l’entreprise dans la société et répond à une quête de sens des collaborateurs de la génération Y et des millennials dans leur vie professionnelle. Ils attendent de leur employeur un job mais aussi une opportunité de s’engager. Les entreprises en ont pris conscience et déploient des éléments de fidélisation de leurs meilleurs éléments. Ce mécénat que les fondations permettent de mettre en œuvre est un extraordinaire créateur de lien. L’entreprise peut « embarquer » ses collaborateurs dans ses actions. Ce lien nouveau entre l’entreprise et ses collaborateurs et entre l’entreprise et son écosystème – monde associatif, collectivités publiques, autres entreprises… – permet un enracinement fort dans la société. N’oublions pas la dimension philosophique de la fondation, c’est une notion clé. Une fondation d’entreprise est un symbole, un porte-drapeau. Elle donne corps à toutes les actions qu’un groupe veut développer.

 

Quels sont les principaux leviers d’action des fondations ?

F. D. : Le levier majeur reste financier, mais l’humain devient fondamental. Aujourd’hui, le mécénat de compétence (sur le temps de travail) et le bénévolat de compétence (sur le temps libre) sont plébiscités par les salariés, jeunes et moins jeunes. La fondation peut impliquer les collaborateurs de l’entreprise pour mieux accompagner les associations qu’elle soutient. Car le secteur associatif a besoin de compétences et tout ce que peut lui apporter l’entreprise est pour elle une réelle valeur ajoutée. Autre levier important à mes yeux : la recherche impact/efficacité. Dans les premières années du mécénat d’entreprise, au début des années 1980, les sociétés mesureraient peu l’impact de leurs actions. L’approche d’évaluation est venue des investisseurs, pour qui le don doit servir à quelque chose. Aujourd’hui, les donateurs (particuliers ou entreprises) cherchent à appréhender leur impact. Enfin, dernier levier, l’approche collective, différente du mécénat individuel. Les entreprises ont longtemps mené seules leurs actions de mécénat. L’ampleur des besoins et leur complexité ont amené autour de la table toutes les composantes de leur écosystème : particuliers, institutions comme Admical ou la Fondation de France, entreprises, pouvoirs publics (État, collectivités locales…), associations… Bref, la recherche de l’intérêt général est aujourd’hui partagée.

Th. V. : Le levier financier, bien sûr, car il est vital que la Fondation dispose d’un budget conséquent. Pour autant, nous fonctionnons à moyens constants, ce qui nous oblige à sélectionner des priorités d’intervention. Nous sommes ainsi passés d’une philanthropie indifférenciée – qui accompagne un gros volume de projets – à la recherche d’impact. Nous visons aujourd’hui l’efficacité et identifions pour cela des axes permettant de démultiplier notre valeur ajoutée. À commencer par l’innovation ou encore l’expertise sur des thématiques clés au cœur des métiers de Veolia, comme l’eau, la réhabilitation des espaces très dégradés, les bioplastiques, l’emploi/l’insertion des plus démunis… Pour mener à bien ces interventions, la compétence ne suffit pas. Il faut financer les études de faisabilité ou des opérations pilotes. Pour les gros projets, nous devons aller chercher des subventions auprès de l’Union européenne ou encore de l’Agence française de Développement. Autant de leviers qui nous permettent de cultiver un solide réseau de partenaires – Unicef, OMS, MSF, Université de Berkeley, CNRS… – et d’être ainsi plus ambitieux dans nos réponses. Un autre levier est le mécénat de compétences, incarné notamment par Veoliaforce, qui regroupe des experts pouvant être ouvriers spécialisés comme ingénieurs.

P. P. : Le monde évolue et la vision d’une fédération d’efforts est en bonne voie. En effet, si nous passons pour être un très gros contributeur européen de l’action humanitaire, au travers d’ECHO dont nous sommes le deuxième contributeur, nous sommes un petit acteur sur le plan international. C’est pourquoi nous avons noué des partenariats agiles et innovants. Au sein du Quai-d’Orsay, notre configuration même est une représentation du monde avec lequel on travaille. Les membres de l’équipe viennent de tous les horizons (médical, privé, ONG…) et forment une conjonction de moyens complémentaires. Cependant, nous restons pragmatiques : lorsque nous ne disposons pas d’une expertise, nous admettons que d’autres l’aient. Notre rôle d’ensemblier consiste donc à fédérer les bonnes pratiques : en gestion de crise, nous mettons du liant entre les différents intervenants de l’aide humanitaire – militaires, agences de développement, police, ONG, entreprises… Nous sommes une boîte à outils inventive et créative composée de plusieurs éléments et sachant combiner les moyens. Certains sont actionnés à notre initiative mais ne dépendent pas de nous, d’autres dépendent principalement de notre action… On ne travaille jamais seuls !

 

Justement, sur quel socle commun le monde de l’humanitaire peut-il s’appuyer ?

P. P. : Nous évoluons dans des géométries variables où les acteurs se sont diversifiés… Si les ONG restent nos premiers partenaires, les fondations d’entreprise ou les groupes privés constituent un deuxième cercle. Ensemble, nous nous retrouvons dans un comité de concertation humanitaire que nous pilotons et où une large place est accordée au dialogue et à la réflexion sur le sens de notre action et les moyens à lui donner. Pour ne rien vous cacher, nous préparons la « Nouvelle stratégie humanitaire » pour la France, que nous dévoilerons lors d’une conférence internationale dans le courant du 1er semestre 2018. En deux mots, cette stratégie s’inscrit dans le « Grand Bargain », sorte de code de conduite lancé par l’ONU et destiné à combattre le déficit de financement de l’aide humanitaire dans le monde. Trois volets nous intéressent plus particulièrement : le renforcement du lien entre l’action d’urgence et l’action de long terme ; le développement de la localisation, c’est-à-dire le fait de s’appuyer davantage sur des ONG ou partenaires locaux – ce qui signifie leur donner plus de moyens ; le recours à la redevabilité, ou comment vérifier que notre action est exemplaire, notamment en simplifiant le « reporting » et les procédures contraignants auxquels sont soumis nos partenaires.

Th. V. : Sur ce socle en construction, la Fondation n’est pas seule. Partie prenante de ces grands partenariats, elle en devient plus efficace dans ses réponses d’urgence et de terrain. Ce que j’appelle « partenariat hybride » associe société civile et secteur privé dans un modèle idéal pour l’action humanitaire et l’aide au développement. Partout dans le monde, il existe des structures locales très compétentes. Cette configuration répond en partie aux grandes problématiques d’une planète qui s’urbanise. À titre d’exemple, la fondation Veolia excelle dans les utilités urbaines là où une ONG va performer dans la gestion des crises et en zone rurale. Ensemble, nous sommes capables d’apporter des réponses collégiales plus ambitieuses sur le plan technique. Ainsi, avec la Croix-Rouge ou encore avec Oxfam, nous sommes capables de délivrer le service de l’eau en urgence aux plus démunis avec une rare efficacité.

F. D. : Public et privé doivent travailler main dans la main. Des clubs de mécènes se sont créés, au sein des PME/TPE comme dans les grands groupes. De ces lieux de dialogue et de rassemblement découlent désormais des actions communes. À l’image de l’association Alliance pour l’éducation, qui lutte contre le décrochage scolaire. Elle a été créée par l’ensemble des fondations d’entreprise ayant réfléchi sur ce thème, au terme d’une phase d’incubation par Admical. Désormais, il faut qu’à ce sens du collectif s’agrège une dimension mondiale. En effet, le mécénat est resté longtemps franco-français, alors même que les Anglo-Saxons ont pris une longueur d’avance. Le Royaume-Uni, les Pays-Bas mais aussi la Belgique accomplissent un énorme travail en ce sens. Notre ouverture à l’international est complémentaire de notre approche collective !

 

Peut-on et doit-on évaluer l’utilité d’une fondation d’entreprise. Si oui, comment ?

Th. V. : Non seulement nous pouvons mais nous devons ! C’est ce que nous faisons pour nos programmes emblématiques et pluriannuels. En République démocratique du Congo notamment, où nous cofinançons avec l’AFD notre programme Choléra, en partenariat scientifique avec la London School of Hygiene & Tropical Medicine. Même exercice au Cameroun, avec le programme d’accès à l’eau. La Fondation elle-même est chaque année contrôlée par des commissaires aux comptes et fait régulièrement l’objet d’enquêtes réalisées par des agences de notation extra financière. Sans oublier que tous les cinq ans, le conseil d’administration de la Fondation et ses trois collèges de fondateurs, de salariés et de personnalités qualifiées externes au groupe Veolia statuent sur la pérennité de la Fondation et les moyens dont elle dispose.

F. D. : L’évaluation est une question incontournable, et les directions qui en ont la charge au sein des entreprises doivent savoir regarder à quoi sert une fondation. Un exercice exigeant alors que, sous l’influence des Anglo-Saxons, les méthodologies d’évaluation deviennent de plus en plus complexes. Il n’y a d’ailleurs pas une forme unique d’évaluation. Si on reprend l’exemple du décrochage scolaire, les résultats chiffrés sont publiés et l’efficacité du dispositif vérifiable. Dans d’autres domaines, obtenir des chiffres est parfois plus difficile. Tout l’enjeu est bien de signer avec le bénéficiaire un contrat de confiance sur des objectifs qualitatifs.

P. P. : L’évaluation existe déjà bien sûr. Mais à travers le « Grand Bargain » et son volet redevabilité, que nous signerons en 2018, nous allons inscrire ces règles dans l’action de l’État français. Avec le double souci de s’assurer et de simplifier.

“Nos deux missions : la protection des Français à l’étranger et l’aide humanitaire.” Patrice Paoli

“La fondation Veolia soutient, en France et à l’étranger, des actions d’intérêt général sans but lucratif : lutte contre l’exclusion et protection de l’environnement mais aussi aide d’urgence lors de catastrophes naturelles.”  Thierry Vandevelde

“Notre rôle est de représenter les entreprises auprès des pouvoirs publics et des instances internationales.”   François Debiesse

Interview à retrouver dans le Planet Magazine de la Fondation Veolia

 

 

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