le Mag
Quand le grand magasin devient musée
Expertise
De fait, celui qui a jeté en France les bases du commerce moderne en acceptant l’entrée libre des clients dans son magasin et en y vendant une multitude d’articles à des prix fixes inscrits sur des étiquettes, a, dès le départ, intégré la culture dans le positionnement de son établissement qui devait inspirer Au Bonheur des Dames à Emile Zola.
A partir de 1873, il organise des concerts dans le hall central du magasin, n’hésitant pas à déplacer les comptoirs pour l’occasion. Deux ans plus tard, il accueille les peintres et les sculpteurs refusés au Salon et les invite à présenter gratuitement leurs oeuvres dans sa galerie des beaux-arts.
Une démarche fondatrice, qui fait qu’aujourd’hui la culture fait complètement partie de l’ADN du Bon Marché. Une heureuse hérédité que le groupe LVMH a perpétuée et même accentuée après avoir racheté Le Bon Marché en 1984.
Résultat, même si le grand magasin reste avant tout un lieu de consommation, il est aussi devenu au fil des ans un endroit de rencontre et de découverte où ses dirigeants cherchent à développer des émotions en montrant à leurs clients des nouveautés ou des réinterprétations de savoir-faire plus anciens.
Montrer des œuvres d’art participe efficacement à la concrétisation de cet objectif tout en validant la prédiction d’Andy Warhol : « les grands magasins vont devenir des musées et les musées des grands magasins ». Une prédiction largement réalisée outre-Atlantique où on trouve désormais dans nombre de musées des lieux pour se restaurer et des magasins où acheter de beaux objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Il est vrai que les deux univers ont à apprendre l’un de l’autre et qu’il y a même peut-être entre les deux un territoire propice au développement du mécénat de compétence. Les musées et les grands magasins ne sont-ils pas, par exemple, confrontés aux mêmes problèmes de création et de gestion de trafic du public?
Patrimoine architectural
Ce que Le Bon Marché offre à son public, c’est tout d’abord son patrimoine architectural implanté en plein cœur du quartier parisien des arts et des lettres.
Ces dernières années, ce patrimoine a fait l’objet d’une sérieuse restauration qui a nécessité l’intervention d’habiles artisans. Une des interventions les plus récentes est la restauration des verrières du deuxième étage restées cachées derrière des faux-plafonds pendant presque tout le XXème siècle. Grâce à cette restauration, Le Bon Marché a notamment pu renouer avec son passé art déco.
Deuxième point fort de l’offre culturelle du Bon Marché, sa collection d’art contemporain démarrée en 1989.
Après avoir sélectionné des œuvres picturales et des sculptures, cette collection se tourne désormais vers le mobilier signé. Une cinquantaine de pièces la constitue. Dispersées dans l’ensemble du magasin, plusieurs œuvres sont offertes à la flânerie des chalands.
Enfin, l’offre culturelle passe par une succession d’événements, entre autres une exposition commerciale annuelle qui tourne autour d’une ville, d’une région ou d’un pays dont la créativité est mise en lumière. Se sont ainsi succédé le Brésil, le Japon, Brooklyn et Paris.
Une occasion pour les clients du grand magasin de découvrir des nouveaux talents artistiques, de nouvelles marques dans l’univers du prêt à porter, des accessoires, de la maison, de la beauté ; tout un univers art de vivre qui illustre la créativité foisonnante locale.
Des artistes ayant carte blanche pour s'exprimer
Le point d’orgue de toute cette offre, ce sont les cartes blanches que Le Bon Marché propose à un artiste international en janvier au moment du blanc.
Ces cartes blanches visent à accompagner le mois du blanc, un événement inventé par Aristide Boucicaut pour créer du trafic à un moment traditionnellement creux pour le commerce.
L’idée de donner une carte blanche à un artiste va dans le même sens, à charge pour lui de présenter dans les vitrines de la rue de Sèvres, les atriums du magasin et un espace d’exposition situé au rez-de-chaussée un projet qui saura séduire le public.
En dehors des consignes de sécurité, aucune contrainte n’est imposée à l’artiste auquel il est seulement demandé de ne pas s’engager sur le terrain politique. Une condition que même Ai Weiwei a compris et accepté, les artistes voyant dans cette carte blanche offerte par Le Bon Marché l’opportunité de toucher un public nouveau qui ne va pas spontanément au musée.
Pour accompagner ce public, tout le personnel du magasin est informé de la nature du projet et du travail de l’artiste au moment de l’installation de son oeuvre dans le magasin. Par la suite, des dépliants offerts aux clients les informent sur l’artiste et le travail exposé. Les visiteurs particulièrement intéressés peuvent, eux, s’inscrire pour des visites conduites par des médiateurs. Des ateliers sont également organisés pour les enfants.
Si on ajoute à toutes ces propositions que Le Bon Marché organise aussi régulièrement dans sa librairie des conversations pour décrypter des expositions et des prix littéraires, on mesure l’importance du rôle que le grand magasin de la rive gauche accorde à la culture pour tout à la fois attirer la clientèle mais aussi lui proposer des produits nouveaux.
C’est pour cette raison qu’au Bon Marché, la politique culturelle de l’enseigne n’a pas été confiée à une direction spécifique mais est conduite par une direction artistique qui travaille en étroite collaboration avec la direction du style et celle de la communication. C’est cette direction qui sélectionne les artistes et les expositions soumises ensuite aux décisions de la direction générale.
C’est à cette articulation bien particulière que Le Bon Marché doit depuis plusieurs années maintenant ce positionnement qui le caractérise et qui, à la différence d’autres enseignes, ne s’appuie pas sur un soutien à des institutions et des manifestations culturelles ciblées pour soutenir et accompagner sa créativité. Tout cela, le groupe dont il dépend le fait déjà.
Dans l’orbite d’un groupe qui lui laisse les mains totalement libres, ainsi lui est-il possible de décliner à sa manière sa singularité.
Yves Le Goff